1°/ nous n'avons jamais reçu de lettre de toi 2°/ je ne sais si tu as mêlé à cette affaire à l'histoire de l'année dernière pour calmer l'irritation d'Elsa et si cela s'est montré efficace ; mais, auprès de moi qui n'ai pas acquis, dans la résistance ou ailleurs, ton sens de la sérénité, ton sens commode de la sérénité, tu ne pouvais sereinement qu'ajouter cette singulière excuse au fait de nous laisser tomber avec désinvolture c'est-à-dire, sans. Trouver le temps d'un coup de téléphone, ait pu me mettre, oh, sans dramatiser comme tu dis, d'une excellente humeur?
3°/ Sur ce point : je n'ai pas pu répondre l'an dernier à ta lettre, parce qu'elle contenait une demande absurde, sur laquelle je ne savais même pas comment m'expliquer avec qui la formulait. Elle s'adressait non à moi, mais à un communiste, prié comme tel de faire une chose qui est contraire aux règles élémentaires, de se mêler de ce qui ne le regarde pas ; et j'avoue qu'une certaine affection pour toi, pas tout à fait effacée, m'a retenu de t'écrire ce que je pouvais seulement t'écrire. L'abîme d'erreur et d'indigence sur le rapport possible. L'abîme d'ignorance devant moi, les interprétations possibles de toute lettre, préjudiciables non à moi ; j'ai préféré ne pas t'écrire. Il est bien inutile d'invoquer ici et tant pis si cela me coûte aujourd'hui.
Ceci dit, j'apprécie de loin que tu prennes de l'intérêt du Parti. L'intérêt du Parti [Communiste]. Tu n'es pas juge de ma façon de le servir. Et ceci dit, ne dramatisons rien : de ma présence ou de mon absence il ne dépendait pas qu'il y ait ou non mort d'homme. Le faire résonner, en parallèle avec notre malheureuse petite affaire, est assez déloyal.
4°/ Bien entendu, tu n'étais pas obligé par quelques mots dits à dîner, qui nous avaient simplement (des gens très fatigués, pas jeunes, et n'ayant pas spécialement à payer à cette occasion te ou tel pêché) amenés à bouleverser nos projets de repos, l'emploi du pauvre temps comme volé qui s'appelle nos vacances - tu n'étais pas obligé à disposer de ton temps à toi en fonction de nous. Mais enfin, cela valait un coup de téléphone.
Et tout ce que je savais de toi, d'il y a quinze ans comme de plus récentes lectures me mettait à mille lieux de te croire capable de muflerie. 5°/ Tu m'épargneras de mêler à tout cela Mme Char, qui ne peut de tout ceci juger que par toi.6/° Je n'admets pas qu'on me fasse la leçon, j'admets encore moins qu'on prétende la faire à Esla. Et le ton olympien de ta lettre me prouve que s'il en est qui se perdent, ce n'est qu'à l'image des coups de pied au cul. Cette lettre fait référence à une double circonstance. La première est un voyage entrepris par Aragon et Elsa en Provence, en août 1946. Elsa Triolet avait le projet d'un roman sur la Résistance et Char, qui avait eu d'importantes responsabilités régionales dans le maquis, avait visiblement accepté de lui donner certains renseignements ou contacts dans sa région.
Elsa et Aragon font le déplacement à L'Isle-sur-la-Sorgue, mais Char leur fait faux-bond, retenu par la préparation d'un projet de film (Le Soleil des eaux) ; il les prévient par un message de sa femme qui arrive apparemment trop tard, mais pas par téléphone. D'où la remontrance d'Aragon sur la "muflerie" de Char, et sa volonté de défendre Elsa, qui avait de son côté envoyé à Char une lettre furieuse. Bref, une banale et fâcheuse histoire de rendez-vous manqué, de malentendu et de susceptibilité froissée. Dans le rejet d'Aragon, on note les divergences politiques des deux écrivains : Char, qui a été chef de maquis pendant la Résistance, s'est employé à soutenir et à aider ses anciens compagnons après la Libération. Pour cela, comme il l'a fait toute sa vie, il sollicite des amis et des relations qui pourraient leur apporter une aide ou une recommandation.
Il s'agit d'une relation interpersonnelle, d'un devoir d'amitié, de solidarité après l'épreuve. Le fait que Char s'adresse à Aragon communiste incite ce dernier à refuser la demande de Char justement au nom du Parti, lui signifiant qu'il ne comprend pas que le parti communiste a ses règles et qu'il n'a pas à juger de la façon dont Aragon « sert les intérêts du Parti ». Aragon se soumet aux directives du parti alors que Char a toujours parlé en son nom propre.
Mais cet incident a une portée plus vaste puisqu'il s'inscrit en fait dans le sillage de la Résistance. Aragon fait probablement allusion ce que l'on a nommé à l'époque « l'affaire de Céreste » (décembre 1945-janvier 1946) : Céreste, petit village des Basses-Alpes où Char avait installé son poste de commandement pendant la Résistance, avait soutenu son action de façon exemplaire jusqu'à la Libération.
Mais avec le retour de la paix dans le village, les inimitiés personnelles et les oppositions politiques donnèrent lieu à une campagne de dénonciations et à une cabale contre les résistants, tout ceci orchestré par le journal communiste Rouge-Midi, dont le correspondant dans les Basses-Alpes, lui-même ancien membre du groupe de Char, développa pendant plus d'un mois dans ce journal, une série de (fausses) accusations de vols (notamment de vêtements ou de blé qui en fait avaient été donnés aux maquisards) à l'encontre des compagnons de résistance de Char. Char fut très choqué par les perquisitions effectuées chez ses amis de Céreste (et notamment chez celle qui fut sa compagne pendant la Résistance) et réagit par des affiches et des articles dans la presse locale et dans Action, hebdomadaire dans la mouvance communiste. Cette campagne participait en effet d'une action plus large qui visait à déconsidérer les chefs de la résistance non communiste. Fin janvier, les accusés étaient disculpés et l'affaire semblait terminée ; mais peu après, Char apprit qu'un de ses plus proches compagnons de résistance venait d'être assassiné à Manosque (28 février 1946). Char y vit le résultat des manouvres du correspondant de Rouge-Midi et il écrivit à Aragon (le 5 mai 1946) et à d'autres membres du parti communiste pour que ce calomniateur soit exclu du Parti communiste.C'est peut-être à cette demande qu'Aragon n'a pas répondu. Il est vraisemblable que Char ait tenu rigueur à Aragon de cette absence d'intervention. Et de toute façon, les divergences politiques étaient telles entre Char l'antistalinien d'un côté, et les communistes Aragon-Triolet de l'autre, que leur réconciliation en 1945-début 1946, dans la mémoire de la Résistance, restait fragile.
Voilà pourquoi un rendez-vous manqué et un malentendu auront suffi à provoquer la rupture. Dans une lettre du 9 août 1946 à Aragon, Char explique les causes de son départ précipité de L'Isle sur Sorgue : " Je t'ai écrit et fait déposer une lettre à votre domicile [.
] je vais donc te répéter et transcrire les adresses de camarades qualifiés dans le Vaucluse pour fournir à Elsa des faits de Résistance dignes de son livre en préparation ". Triolet renchérit dans une lettre également en date du 9 août : " Je me demande ce que nous avons fait, Louis et moi, pour mériter un pareil manque d'égards ". Char finira par répondre à notre lettre, le lendemain 11 août : Mon cher offensé, je t'accuse réception de ta petite crise.
Quant au coup de clairon final tu me permettras simplement de trouver déplacé et obscène le rapprochement fanfaron de mon cul et de ton pied [. Je te juge bêtement dangereux parce que pas encore adulte mais follement persécuté. René Char - Laurent Greilsamer, Tempus, 2012. Cet item est dans la catégorie "Collections\Lettres, vieux papiers\Autographes\Autres".Le vendeur est "laurent-autographes" et est localisé dans ce pays: FR. Cet article peut être expédié au pays suivant: Monde entier.