Nous habitons une grande pièce, en salle à manger avec buffet sculpté, rideaux en tulle, déchirés, quelques consoles et deux lits en fer. Il y a maintenant du savon à volonté et tout le monde est très propre, ce qui est agréable, car les tramways sont pleins comme de votre temps.
Moscou a beaucoup embellie, étonnant comme changement, puis c'est l'été - les arbres sont verts et les gens marrons, brûlés par le soleil comme à la campagne. Des bandes d'enfants demi-nus, portent des caleçons de bains. Dans notre cour, impressionnés par notre arrivée, ils jouent à l'arrivée de l'étranger et se foutent de mon chapeau en cuir parce qu'il ressemble à un ballon de football. Le sois la même cour avec des bancs et des arbres et pleine d'amoureux.
Ils ont tous seize ans. On se couchent [sic] très tard dans ce pays, les gens arrivent chez vous tranquillement à minuit, les tramways marchent jusqu'à 2h du matin. Le métro se construit tout près de nous, c'est une réalité. Nous partons à Leningrad [Saint-Pétersbourg] dans deux jours.
Il est question d'un long voyage pour plus tard. À l'Oural peut-être [Triolet et Aragon feront ce voyage dans l'Oural en septembre 1932] avec une brigade (Bersena Yarrenski che), ou simplement chez Lili, sans brigade. Aragon a écrit à Buñuel à propos de B. Ceci est la tendance du moment : acheter tout ce que se laisse acheter. Mais personne n'a aucun doute sur la vénalité du personnage.Avec ça il faut continuer à attaquer « Monde » [revue culturelle et politique fondée par Henri Barbusse], sans l'attaquer, tout en l'attaquant!! Enfin la révolution n'est pas encore écrite, on l'a confiée à Yarensky à qui on a donné un collaborateur pour combattre le sectarisme de Y-Y.
Il est inutile de discuter, les décisions sont prises d'avance et changeront qu'avec des changements de situation politique. Je n'ai pas lu le manifeste des surréalistes [Second Manifeste du Surréalisme publié par Breton en 1930]. Aucun intérêt pour ces hurlements d'opéra qu'ils poussent dans leur coin. Pac a écrit à Aragon une lettre piteuse.Ci-joint des recommandations pour Norah [Sadoul]. Qu'elle commence par la maison Lyolène, place Vendôme, c'est moins putain qu'ailleurs [Maison de haute couture fondée en 1929 et située au 16 place Vendôme à Paris]. Il faut demander M [ada] me Hélène de ma part, elle sera bien reçu [e].
Agnès-Drecoll place Vendôme [Maison de haute couture située au 24 place Vendôme à Paris] (trouver les numéro[s] dans l'annuaire) demander M [ada] me Tamara une bel-amie à moi, qui y est comme vendeuse. Elle fera ce qu'elle pourra ce qui n'est peut-être pas beaucoup. Bernard (avenue de l'Opéra 33, je crois) demander M [ada] me Weber, modéliste dans la maison. Son mari a été à [au Lycée] Carnot avec Aragon.
Elsa Triolet poursuit ses recommandations pour Norah] Mettez les recommandations dans des enveloppes. Je n'ai vraiment pas pensé que je pourrai avoir besoin de cartes de visite ici! Gavez bien Norah pour qu'elle soit bien portante et belle.
Je ne le crois pas! Nous espérons pourvoir faire venir Buñuel. Je vous enbrasse vous et Norah. Elsa Embrassez les trois baby de ma part. L'écrivaine livre ici de nombreux détails sur son installation, semble-t-il spartiate avec celui qui n'est encore que son compagnon.Elle évoque ensuite son amertume à l'égard d'André Breton, qu'elle ne nomme ici que de son initiale « B. », qui tente de garder des liens avec le cinéaste Luis Buñuel. Notons qu'Aragon avait déjà pris ses distances l'année précédente avec le groupe surréaliste en dénonçant l'esthétique du mouvement dans son poème Front rouge, tout en défendant sa position marxiste-léniniste (qui lui valu une inculpation d'incitation au meurtre).
André Breton, qui d'abord prend la défense de son ami, écrit ensuite le texte Misère de la poésie, pour revendiquer l'autonomie de la poésie. Aragon ne se reconnaît pas dans le texte de Breton et signifie sa rupture avec lui et le groupe surréaliste dans L'Humanité du 10 mars 1932.Triolet achève de donner un opinion tranché sur la question en affirmant ne pas avoir lu le Manifeste du Surréalisme (allusion ici à la seconde édition, parue en 1930). L'écrivaine fabrique à cette époque des colliers pour la haute couture, en marge de sa production littéraire.